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Soudan Darfour Ouest violence aveugle d'intensité exceptionnelle

COUR NATIONALE DU DROIT D’ASILE 

N° 24054922 

17 mars 2025 

3. M. A, de nationalité soudanaise, né le 1er janvier 1997,  soutient qu’en cas de retour dans son pays d’origine, il craint d’être persécuté, ou risque d’être  exposé à une atteinte grave du fait des Forces de soutien rapide (FSR) en raison de son  appartenance ethnique, des opinions politiques qui lui sont imputées et de la situation sécuritaire  prévalent dans sa région. Il soutient, en outre, être particulièrement vulnérable, en cas de retour  dans son pays d’origine, en raison de son isolement familial et de son absence prolongée du  Soudan. Il fait valoir que ses parents, d’ethnie mahdaouie et originaires d’Al Mahada, se sont  séparés lorsqu’il avait dix ans. Son père s’est remarié avec une femme d’ethnie massalite. Il a  vécu dans le camp de Kirinding 1, dans la ville d’Al Geneina au Darfour. Il a exercé une activité  de cultivateur de millet et de boulanger, comme son père. En mai 2018, son père a eu une  altercation avec des individus qui tentaient de lui subtiliser et lui voler l’ensemble de son pain.  Son père a tenté en vain de dénoncer leurs agissements auprès des chefs des miliciens, puis a  finalement pris la décision de fermer la boulangerie, à la suite des incidents survenus à plusieurs  reprises avec des miliciens. Son père ayant décidé de fuir, le requérant n’avait des contacts avec lui que par téléphone. A plusieurs reprises, des individus se sont présentés au domicile familial,  à la recherche de son père. Ils ont volé les ressources de la famille et l’ont agressé ainsi que son  frère et sa belle-mère. Le 15 décembre 2019, en l’absence de son père qu’ils recherchaient, des  membres des FSR l’ont arrêté avec son frère. Ils ont été détenus et torturés au centre de  détention à Al Jamarik. Le 17 décembre 2019, son frère est décédé en raison des conditions de  détention et des violences subies. Le 25 décembre 2019, il s’est évadé avec d’autres codétenus  et est retourné à Kirinding, où il s’est caché chez un ami, en attendant de pouvoir s’échapper  vers 4 heures du matin. Le 29 décembre 2019, le camp a été attaqué par des miliciens des FSR  et plusieurs membres de sa famille ont été tués, notamment sa belle-mère. A la même époque,  sa mère a quitté le camp pour rejoindre le Tchad. Craignant pour sa sécurité, il a quitté le Soudan  le 30 décembre 2019 et a rejoint la France le 28 juin 2023 après avoir vécu plus de deux ans en  Lybie. En septembre 2020, il a appris que son père avait été tué par des membres des FSR.  

4. Les déclarations précises et circonstanciées de M. A,  notamment lors de l’audience, permettent de tenir pour établies sa nationalité soudanaise et sa  provenance de Kirinding 1, dans la ville d’Al Geneina, dans l’Etat du Darfour Ouest. Il a été en  mesure de citer plusieurs localités et infrastructures autour de sa ville d’origine identifiables sur  les cartes géographiques disponibles. Il a également décrit, de façon personnalisée, la diversité  des ethnies présentes dans le camp ainsi que le type de matériau utilisé dans la construction des  habitations. ........................................................................................................................


6. Cependant, le bien-fondé de la demande de protection de M. , dont la qualité de civil est établie, doit également être appréciée au regard du  contexte prévalant dans son pays d’origine, et plus particulièrement dans l’Etat du Darfour  Ouest dont il a démontré être originaire.  

7. Il résulte du 3° de l’article L. 512-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers  et du droit d’asile que l’existence d’une menace grave, directe et individuelle contre la vie ou  la personne d’un demandeur de la protection subsidiaire n’est pas subordonnée à la condition  qu’il rapporte la preuve qu’il est visé spécifiquement en raison d’éléments propres à sa situation  personnelle dès lors que le degré de violence généralisée caractérisant le conflit armé atteint un  niveau si élevé qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’un civil renvoyé dans le  pays ou la région concernés courrait, du seul fait de sa présence sur le territoire, un risque réel  de subir ces menaces. Le bénéfice de la protection subsidiaire peut aussi résulter, dans le cas où la région que l’intéressé a vocation à rejoindre ne connaît pas une telle violence, de la  circonstance qu’il ne peut s’y rendre sans nécessairement traverser une zone au sein de laquelle  le degré de violence résultant de la situation de conflit armé est tel qu’il existe des motifs sérieux  et avérés de croire que l’intéressé se trouverait exposé, du seul fait de son passage, même  temporaire, dans la zone en cause, à une menace grave et individuelle contre sa vie ou sa  personne. 

8. Il résulte des mêmes dispositions, qui assurent la transposition de l’article 15 c) de  la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant  les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les  apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les  réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette  protection tel qu’interprété par l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 10 juin  2021, CF, DN c/ Bundesrepublik Deutschland (C-901/19), que la constatation de l’existence  d’une telle menace ne saurait être subordonnée à la condition que le rapport entre le nombre de  victimes dans la zone concernée et le nombre total d’individus que compte la population de  cette zone atteigne un seuil déterminé mais exige une prise en compte globale de toutes les  circonstances du cas d’espèce, notamment de celles qui caractérisent la situation du  pays d’origine du demandeur, par exemple, outre des critères quantitatifs relatifs au nombre de  victimes, l’intensité des affrontements armés, le niveau d’organisation des forces armées en  présence, la durée du conflit, l’étendue géographique de la situation de violence, ou l’agression  éventuellement intentionnelle contre des civils exercée par les belligérants. 

9. Depuis le 15 avril 2023, le Soudan connaît un nouveau conflit armé interne entre  deux composantes de l’appareil sécuritaire soudanais, les Forces armées soudanaises (FAS) et  les Forces de soutien rapide (FSR). Ce conflit est l’aboutissement de plusieurs années de  rivalités entre les chefs respectifs de ces forces, ayant accédé à la tête de l’État soudanais à la  chute du président Omar el-Béchir en 2019 et tous deux à l’origine du coup d’État de 2021 : le  général Mohamed Hamdane Daglo, dit « Hemetti » à la tête des FSR, et le général Abdel Fattah  al-Burhan à la tête de l’armée. Le conflit s’est répandu rapidement à de nombreuses régions du  pays et notamment au Darfour, où l’embrasement du Darfour s’est réalisé avec l’implication de  milices communautaires. 

10. S’agissant du Darfour Ouest et selon les rapports du Bureau de la coordination des  affaires humanitaires des Nations unies (OCHA) « West Darfur State Profile » de septembre  2022 et mars 2023, « depuis 2019, cet Etat fédéré est le théâtre de violents affrontements entre  communautés. Il a régulièrement connu de graves flambées de violences depuis 2019 qui ont  notamment touché les communautés situées à la frontière entre le Soudan et le Tchad ainsi que  la ville d’El-Geneina et ses alentours. Les affrontements ont parfois « revêtu la forme d’un  nettoyage ethnique, dirigé contre les Massalit et d’autres communautés non arabes et ont  entraîné les meurtres et blessures de plusieurs personnes déplacées (y compris des femmes et  des enfants), le viol de femmes et de jeunes filles mineures, la destruction gratuite de biens et  d’articles ménagers ainsi que de nouveaux déplacements ». Le Gouverneur de la province a  imputé la responsabilité de ces violences à des milices transfrontalières en provenance du Tchad  et de la Libye et à des milices locales du Darfour Nord/Septentrional, Sud/Méridional et Central  mais des sources locales imputent également la responsabilité de ces attaques aux Forces de  soutien rapide (FSR) et aux janjawids. Les affrontements violents entre 2019 et 2022 ont  affaibli les structures sociales et exacerbé les tensions qui se sont ajoutées aux problèmes relatifs  à la propriété des terres. Il ressort également des sources publiques disponibles, comme l’article  d’Afrique XXI « Au Darfour, le goût amer des promesses non tenues », du 15 juillet 2022, que depuis octobre 2020 et l’Accord de paix signé à Djouba, le Darfour Ouest « est en proie à une  forte instabilité à la suite de la recrudescence d’attaques de milices arabes connues sous le  nom de « janjawids » qui visent des camps de déplacés et des villages majoritairement non  arabes ». De même, le Groupe d’experts sur le Soudan explique dans son rapport du 24 janvier  2022 que la recrudescence des tensions au Darfour Ouest est également liée aux conflits  politiques et militaires locaux qu’a connus le Tchad et qui ont poussé de nombreux réfugiés,  migrants, criminels et nouveaux colons à s’installer dans la province, ce qui a renforcé les  activités illégales transfrontalières comme « la contrebande de véhicules, d’alcool, de drogues,  de cosmétiques et d’or ainsi que le trafic d’armes et la traite d’êtres humains ». Le Groupe  d’experts indique également dans son rapport que divers colons étrangers « nomades, Arabes  et janjawids » - provenant notamment du Tchad - occupent les terres qui appartiennent aux  personnes déplacées et aux réfugiés actuels, ce qui aggrave les tensions dans la région. 

11. À la mi-2022, l’organisation non-gouvernementale (ONG) Armed Conflict Location  and Event Data Project (ACLED) qualifiait dans son point d’actualité « Sudan Mid-Year  Update », le Darfour Ouest comme étant le point culminant de la violence au Darfour. Les  données ACLED pour l’année 2022 révèlent que le Darfour Ouest a été l’Etat dénombrant le  plus de morts (492 personnes) causés par des incidents violents (97 au total). L’émergence du  nouveau conflit en avril 2023 entre l’armée soudanaise et les FSR, qui touche particulièrement  le Darfour Ouest, a aggravé cette situation sécuritaire déjà marquée par une grande violence.  Ainsi, ACLED recense, du 1er janvier 2023 au 30 juin 2023, 1 366 morts causés par 83 incidents  violents, dont 44 sont des combats et 39 des violences contre les civils. Concernant les  déplacements de population et la situation humanitaire, selon les différents rapports de situation  publiés en 2023 par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et le  Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA), le Darfour Ouest a été en 2022 le  deuxième Etat comptabilisant le plus de nouvelles personnes déplacées internes en raison des  conflits, derrière le Nil Bleu (93 779 sur 314 000). Le Darfour Ouest comptait au total plus de  490 000 personnes déplacées internes sur une population de 1,9 million d’habitants dans l’Etat  et sur un total de 3,7 millions de personnes déplacées internes dans le pays. Par ailleurs, en  reprenant plusieurs sources officielles, le Mixed Migration Centre annonce, dans son rapport  « Mixed migration consequences of Sudan’s conflict – Round 2 » du 22 juin 2023, que près de  2 millions de Soudanais sont déplacés à l’intérieur du pays depuis le début du conflit le 15 avril  dernier et que 19% de ces 2 millions de déplacés internes sont originaires du Darfour Ouest, ce  qui représente 380 000 personnes. Certains vivent dans des camps de déplacés depuis plus de  10 ans et la qualité des services fournis dans les camps s’est détériorée. Aussi, le HCR estime  au 6 juillet 2023 à 192 473 le nombre de Soudanais principalement en provenance du Darfour  Ouest qui ont passé la frontière pour se réfugier au Tchad voisin. Le manque d’infrastructures  de police et de justice dans les zones rurales est un facteur clé qui empêche le retour durable  des habitants et la réconciliation. Lors d’une intervention devant le Conseil de sécurité de  l’ONU en décembre 2024, la directrice générale de l’UNICEF, a estimé que plus de la moitié  de la population soudanaise, avait besoin d’une assistance humanitaire en 2024. Par ailleurs,  dans son Flash Alert Overview publié le 3 décembre 2024, l’Organisation internationale pour  les migrations pour le Soudan a enregistré 52 incidents qui ont entraîné, entre le 1er octobre et  le 30 novembre 2024, le déplacement d’environ 501 525 personnes. Les principaux Etats  d’origine des déplacés au cours de cette période étaient le Darfour-Nord, le Darfour-Ouest, Al  Jazirah et les États du Nil. Dans son rapport bi-mensuel Sudan Mobility Overview, publié en  novembre 2024, couvrant les mois de septembre et octobre 2024, l’organisation avait déjà noté  une augmentation des déplacements induits par la violence dans l’Etat du Darfour Ouest. Dans  ces circonstances, le Darfour Ouest doit être regardé, à la date de la présente décision, comme  étant affecté par une situation de violence aveugle d’exceptionnelle intensité résultant d’une situation de conflit armé interne ou international au sens de l’article L. 512-1 3° du code de  l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. 

12. Il résulte de ce tout ce qui précède que M. A courrait, en cas  de retour dans son pays, et plus précisément dans l’État du Darfour Ouest, du seul fait de sa  présence, un risque réel de subir une menace grave et individuelle contre sa vie ou sa personne  en raison d’une violence qui peut s’étendre à des personnes sans considération de leur situation  personnelle et résultant d’une situation de conflit armé interne au sens de l’article L. 512-1 3°  du code précité, sans pouvoir se prévaloir de la protection effective des autorités. Dès lors, sans  qu’il soit besoin de statuer sur les autres moyens du recours, M. A est  fondé à se voir accorder le bénéfice de la protection subsidiaire. 

Sur l’application de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991

13. M. A ayant obtenu le bénéfice de l’aide juridictionnelle, son  avocat peut se prévaloir des dispositions de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991. Dans les  circonstances de l’espèce, et sous réserve que Me Seguin renonce à percevoir la somme  correspondant à la part contributive de l’État, il y a lieu de mettre à la charge de l’OFPRA une  somme de 1 000 euros à verser à Me Seguin.  



Denis Seguin

Avocat spécialiste en droit des étrangers

Docteur en droit


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