“...Sur la demande d’asile :
1. Aux termes de l’article 1er, A, 2 de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui « craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ».
2. Un groupe social est, au sens de ces stipulations, constitué de personnes partageant un caractère inné, une histoire commune ou une caractéristique essentielle à leur identité et à leur conscience, auxquels il ne peut leur être demandé de renoncer, et une identité propre perçue comme étant différente par la société environnante ou par les institutions. En fonction des conditions qui prévalent dans un pays, des personnes peuvent, à raison de leur orientation sexuelle, constituer un groupe social au sens de ces dispositions. Il convient dès lors, dans l’hypothèse où une personne sollicite le bénéfice du statut de réfugié à raison de son orientation sexuelle, d’apprécier si les conditions existant dans le pays dont elle a la nationalité permettent d’assimiler les personnes se revendiquant de la même orientation sexuelle à un groupe social du fait du regard que portent sur ces personnes la société environnante ou les institutions et dont les membres peuvent craindre avec raison d’être persécutés du fait même de leur appartenance à ce groupe.
3. Il résulte de ce qui précède que l’octroi du statut de réfugié du fait de persécutions liées à l’appartenance à un groupe social fondé sur une orientation sexuelle commune ne saurait être subordonné à la manifestation publique de cette orientation sexuelle par la personne qui sollicite le bénéfice du statut de réfugié. D’une part, le groupe social n’est pas institué par ceux qui le composent, ni même du fait de l’existence objective de caractéristiques qu’on leur prête mais par le regard que portent sur ces personnes la société environnante ou les institutions. D’autre part, il est exclu que le demandeur d’asile doive, pour éviter le risque de persécution dans son pays d’origine, dissimuler son homosexualité ou faire preuve de réserve dans l’expression de son orientation sexuelle. Enfin, l’existence d’une législation pénale, qui réprime spécifiquement les personnes homosexuelles, permet de constater que ces personnes doivent être considérées comme formant un certain groupe social.
4. Bien que l’homosexualité ne soit pas, en tant que telle, criminalisée en Géorgie, les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexuées (LGBTI) font l’objet d’une stigmatisation sociale dans ce pays. Un rapport publié par la Commission européenne le 8 novembre 2023 et intitulé « Georgia 2023 Report » met ainsi en avant le manque d’instruments législatifs permettant de lutter contre les discriminations dont peuvent être victimes les personnes LGBTI, la marginalisation importante et systémique dont est victime cette communauté, l’instrumentalisation politique dont elle fait l’objet et le manque d’effectivité de
la protection offerte par les autorités. La Marche des Fiertés de Tbilissi fut ainsi annulée en 2021 après de violentes manifestations dirigées contre les organisateurs de l’évènement, menées par des groupuscules d’extrême droite, encouragés par certaines franges de l’Eglise orthodoxe. La réaction des autorités a été dénoncée comme étant largement insuffisante par certaines organisations comme Amnesty International dans son article du 5 juin 2021 intitulé « Georgia : The authorities’ failure to protect Tbilisi Pride once again encourages violence ». En 2023, un festival LGBT a été annulé après que plusieurs milliers de manifestants d’extrême
droite ont envahi les lieux, comme cela ressort d’un article du journal Têtu intitulé « L'extrême droite interrompt violemment un festival des Fiertés LGBT+ en Géorgie » et publié le 10 juillet 2023. Enfin, comme le souligne un article du journal Libération datant du 2 octobre 2024 et intitulé « En Géorgie, la loi restreignant les droits LGBT+ promulguée par le président du Parlement », l’instrumentalisation politique de l’homophobie a conduit à l’adoption d’une loi, en septembre 2024, visant à « préserver les valeurs familiales » et à « proscrire la propagande des relations homosexuelles et de l’inceste ». Ce texte, qui vise à restreindre la représentation de la communauté LGBTI dans les établissements scolaires et dans les médias, ainsi que les rassemblements qui serviraient à « promouvoir les relations homosexuelles ou l’identification d’une personne à un genre différent », est révélateur de la dérive des autorités géorgiennes vers une homophobie et une transphobie d’Etat. Dès lors, l’ensemble de ces éléments permet de considérer que les personnes homosexuelles sont susceptibles d’être exposées, en Géorgie, à un risque de persécutions en raison de leur orientation sexuelle et constituent, à ce titre, un groupe social au sens des stipulations de la convention de Genève.
5. Mme N, de nationalité géorgienne, née le 2 juin 1990, soutient qu’elle craint d’être exposée à des persécutions ou à une atteinte grave, en cas de retour dans son pays d’origine, du fait de sa famille, des autorités et de la communauté géorgienne, en raison de son orientation sexuelle. Elle fait valoir qu’elle est originaire de Kashuri en Géorgie. A l'issue de sa scolarité, elle s’est rendue à Tbilissi pour poursuivre ses études. Elle a alors fait la rencontre d’une jeune femme nommée Ana avec laquelle elle a entrepris une relation. En 2015, elles ont emménagé ensemble et elle a débuté son activité professionnelle. Elle a alors informé sa famille de son orientation sexuelle et de sa relation avec sa compagne. Son père, après l’avoir appris, l’a violentée. Elle a ensuite été avertie par des collègues, que son père s’était rendu à son travail, à sa recherche et en son absence. Ce dernier a alors tenté de la dissuader de poursuivre cette relation et l’a exhorté d’épouser un homme. En 2019, elle s’est installée à Zestafoni pour des raisons professionnelles, et a poursuivi sa relation à distance avec sa compagne. En 2024, la société qui l’employait a ensuite fait faillite et elle est retournée au domicile familial à Kashuri. Son père l’a de nouveau violentée et elle s’est alors enfuie du domicile familial. Craignant pour sa sécurité, et ne pouvant bénéficier de la protection effective des autorités, elle a quitté la Géorgie le 25 juin 2024 et elle est entrée en France le même jour.
6. Les déclarations circonstanciées de Mme N, notamment lors de l’audience, ont permis d’établir les faits allégués comme étant à l’origine de son départ de Géorgie. Elle est revenue de manière sincère et détaillée tant sur la prise de conscience de son homosexualité que sur son vécu en tant que personne homosexuelle en Géorgie. Sur ce point, elle a su étayer ses déclarations s’agissant des conditions dans lesquelles elle a rencontré sa compagne, par l’intermédiaire de connaissances mutuelles, au sein d’un bar nommé « D’Atoni ». Elle a d’ailleurs fait montre de nombreuses précisions, crédibles et cohérentes, sur
cette relation avec sa compagne, leurs activités communes et leurs conditions de vie, ses propos étant utilement corroborés par l’ensemble des photographies la représentant avec sa compagne et lors de manifestations, à l’instar de l’attestation de sa compagne. Par ailleurs, ses déclarations quant aux insultes qu’elle aurait reçues, à plusieurs reprises avec sa compagne, à la sortie de ce bar, ont été assorties d’exemples concrets, renforçant la crédibilité de ses explications. Elle est également revenue avec authenticité sur les nombreuses menaces proférées par son père, lorsqu’elle a annoncé son homosexualité à sa famille. Sur ce point, ses explications quant aux recherches menées par ce dernier en vue de la retrouver sur son lieu de travail sont apparues crédibles, Mme N ayant précisé ses explications, lors de l’audience, tant sur le soutien fourni par son employeur que sur les précautions prises pour se soustraire effectivement aux menaces proférées par son père. Interrogée sur les raisons pour lesquelles elle serait alors revenue au domicile familial en 2024, elle a expliqué avec crédibilité avoir tenté d’obtenir le soutien de sa famille à la suite de la liquidation de la société dans laquelle elle travaillait et du fait qu’elle se retrouvait sans ressources. Elle a notamment déclaré de manière cohérente, qu’elle était rentrée au domicile familial après que sa mère l’ait prévenue que son père s’était absenté pour des raisons professionnelles. Ses développements quant aux quelques jours passés au domicile familial, avant le retour de son père, ont été assortis d’exemples concrets et crédibles. De surcroît, elle est revenue de manière authentique sur les menaces de mort proférées de nouveau par son père, à son retour. Sur ce point, sa fuite vers l’atelier dans lequel résidait sa compagne, à l’instar des conditions de son départ de Géorgie, ont fait l’objet de nombreuses précisions concrètes et tangibles, ce qui renforce la crédibilité de ses explications. Les éléments exposés au point 4 permettent, en outre, d’établir l’incapacité de Mme N à pouvoir bénéficier de la protection des autorités de son pays compte tenu de leur attitude répressive à l’égard des personnes homosexuelles. Ainsi, Mme N craint avec raison, au sens des stipulations citées ci-dessus de la convention de Genève, d'être persécutée par son entourage, en cas de retour dans son pays, en raison de son appartenance au groupe social des personnes homosexuelle en Géorgie, sans pouvoir se prévaloir de la protection des autorités. Dès lors, elle est fondée à se prévaloir de la qualité de réfugiée.
Sur l’application de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991 :
7. Mme N ayant obtenu le bénéfice de l’aide juridictionnelle, son avocat peut se prévaloir des dispositions de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991. Dans les circonstances de l’espèce, et sous réserve que Me Seguin, renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l’État, il y a lieu de mettre à la charge de l’OFPRA une somme de 1 000 euros à verser à Me Seguin…”.
cf aussi dans le même sens:
(CNDA, 26 avril 2023, n° 23000631) :
« …3. Bien que l’homosexualité ne soit pas criminalisée en Géorgie, les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles,transgenres et intersexuées (LGBTI) font l’objet d’une stigmatisation sociale dans ce pays. A cet égard, les rapports publiés les 30 mars 2021 et 12 avril 2022 par le Département d’Etat des Etats-Unis sur la situation des droits de l’homme en Géorgie en 2020 et 2021 indiquent que les membres de la communauté LGBTI sont fréquemment victimes de violences et d’abus de la part de la population en toute impunité, en raison de l’inefficience des lois adoptées. Les violences envers la communauté LGBTI sont, de plus, encouragées par certains hommes politiques ainsi que par les représentants de l’Eglise orthodoxe, ouvertement homophobes, en toute impunité. Quelques poursuites ont été engagées à la suite de violences commises contre des personnes LGBTI mais les plaintes restent rares en raison de la crainte des victimes d’être exposées à l’opprobre général. Human Rights Watch, dans son rapport annuel sur la situation des droits humains en Géorgie, publié le 12 janvier 2023, rappelle l’actualité des discriminations et des actes de violence à l’égard de la communauté LGBTI. Ainsi, tant en raison de l’ostracisme dont elles sont les victimes que de l’insuffisance de la protection offerte par les autorités géorgiennes contre les agissements subis, les personnes homosexuelles géorgiennes constituent un groupe social dont la caractéristique essentielle, à laquelle elles ne peuvent renoncer, est leur orientation sexuelle, et dont l'identité propre est perçue comme étant différente par la société environnante et par les institutions de leur pays. Dès lors, l’ensemble de ces éléments permet de considérer que les personnes homosexuelles sont susceptibles d’être exposées, en Géorgie, à un risque de persécutions en raison de leur orientation sexuelle et constituent, à ce titre, un groupe social au sens des stipulations de laconvention de Genève… ».
Denis SEGUIN
Avocat spécialiste en droit des étrangers
Docteur en droit
4
Commentaires
Enregistrer un commentaire