TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE NANTES (5ème chambre), No 2100324 ,19 juin 2024:
“1. Mme T, ressortissante ivoirienne née le 2 mars 1981 et séjournant régulièrement en France, a sollicité, le 10 octobre 2019, le bénéfice du regroupement familial au profit de son époux, M. T, de nationalité algérienne, né le 1er juin 1996. Par une décision du 3 septembre 2020, le préfet de Maine-et-Loire a rejeté cette demande. Par la présente requête, Mme T demande au tribunal l’annulation de cette décision.
Sur les conclusions à fin d’annulation :
2. Aux termes des dispositions alors inscrites à l’article L. 411-5 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile : « Le regroupement familial ne peut être refusé que pour l’un des motifs suivants : / 1° Le demandeur ne justifie pas de ressources stables et suffisantes pour subvenir aux besoins de sa famille. (…) ». Selon l’article L. 411-6 du même code : « Peut être exclu du regroupement familial (…) 3° Un membre de la famille résidant en France. ».
3. L’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales stipule que : « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. ».
4. Si l’autorité préfectorale peut légalement rejeter une demande de regroupement familial sur le fondement des dispositions précitées de l’article L. 411-5 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, elle ne peut, toutefois, prendre une telle décision qu’après avoir vérifié que, ce faisant, elle ne porte pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée et familiale des intéressés, protégé, dans une certaine mesure, par les stipulations précitées de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
5. Il résulte des termes de la décision attaquée que, pour refuser de délivrer à Mme T l’autorisation de regroupement familial qu’elle demandait afin d’être rejoint en France par son époux, le préfet de Maine-et-Loire s’est exclusivement fondé sur l’insuffisance des ressources de l’intéressée pour subvenir aux besoins de sa famille. Si le préfet de Maine-et-Loire pouvait légalement fonder cette décision sur ce motif, il n’était toutefois pas tenu de rejeter la demande car il lui appartenait de procéder à un examen de l’ensemble des circonstances de l’espèce, et notamment des incidences de son refus sur la situation de Mme T et de son époux au regard de leur droit au respect de leur vie privée et familiale, droit protégé, dans une certaine mesure, par l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. L’autorité préfectorale n’a pas vérifié si le rejet, pour le motif précité, de la demande de Mme T portait une atteinte excessive à ce droit. Dès lors, la décision attaquée est entachée d’une erreur de droit.
6. Il résulte de ce qui précède, sans qu’il soit besoin de se prononcer explicitement sur les autres moyens de la requête, que Mme T est fondée à demander l’annulation de la décision attaquée du 3 septembre 2020 du préfet de Maine-et-Loire.
Sur les conclusions à fin d’injonction :
7. Aux termes de l’article L. 911-1 du code de justice administrative : « Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public (…) prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction (…) prescrit, par la même décision, cette mesure (…) ». Selon l’article L. 911-2 du même code : « Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public (…) prenne à nouveau une décision après une nouvelle instruction, la juridiction (…) prescrit, par la même décision juridictionnelle, que cette nouvelle décision doit intervenir dans un délai déterminé ». L’article L. 911-3 de ce code dispose : « La juridiction peut assortir, dans la même décision, l'injonction prescrite en application des articles L. 911-1 et L. 911-2 d'une astreinte (…). ».
8. Le présent jugement, eu égard au motif d’annulation retenu, n’implique pas qu’il soit procédé à la délivrance de l’autorisation de regroupement familial sollicitée par Mme T. Il appartient seulement à cette autorité, qui se retrouve saisie de la demande de l’intéressée, compte tenu de l’annulation de la décision attaquée, de statuer de nouveau sur cette demande. En application des dispositions précitées de l’article L. 911-2 du code de justice administrative, il y a lieu de fixer à deux mois à compter de la notification du présent jugement le délai à l’issue duquel cette nouvelle décision devra intervenir. Dans les circonstances de l’espèce, il n’y a pas lieu d’assortir cette injonction d’une astreinte.
Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 :
9. Mme T a obtenu le bénéfice de l’aide juridictionnelle totale. Par suite, son avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, et sous réserve que Me Seguin, avocat de Mme T, renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l’État, de mettre à la charge de ce dernier le versement à Me Seguin de la somme de 1 200 euros hors taxe au titre des frais exposés et non compris dans les dépens”.
L'article 4 de l'accord précise que le regroupement familial ne peut être refusé que pour deux motifs, parmi lesquels figurent l'instabilité et l'insuffisance des ressources (Accord franco-algérien 27 déc.1968, art. 4).
Le préfet doit prendre en considération les changements récents dans la situation professionnelle du demandeur (CAA Lyon, 4e ch., 19 janv. 2012, n° 11LY01083) ;
Dans tous les cas, le préfet ne doit pas s'estimer lié par l'insuffisance des ressources de l'intéressé et peut toujours, sauf à méconnaître l'étendue de sa compétence, procéder à un examen de l'ensemble des circonstances de l'espèce, notamment des incidences de son refus sur la situation au regard du droit au respect de la vie privée et familiale protégé par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (CAA Bordeaux, 4e ch., 29 sept. 2016, n° 16BX01250).
La Cour de justice de l'Union européenne juge que les États membres doivent procéder à un examen particulier de chaque demande de regroupement familial sans pouvoir instituer un rejet automatique de regroupement familial au motif que les ressources n'atteindraient pas un niveau préalablement fixé. Par ailleurs, le recours à l'assistance sociale ne peut, à lui seul, justifier le rejet d'une demande de regroupement familial (CJUE, 2e ch.,4 mars 2010, aff. C-578/08, Chakroun CJUE, 2e ch., 6 déc. 2012, aff. C-356/11, O.E.A). La loi française est conforme à cette appréciation, puisque le préfet a seulement la faculté de rejeter une demande de regroupement familial en raison de l'insuffisance des ressources, sans que sa compétence soit liée
Le préfet peut refuser le regroupement familial si les conditions de ressource ou de logement ne sont pas réunies, mais il n'y est pas tenu. Commet une erreur de droit le préfet qui, s'estimant lié par cette condition, refuse le regroupement familial au seul motif que les ressources n'atteignent pas le niveau requis sans examen de l'ensemble des circonstances (CAA Lyon, 1re ch., 18 oct. 2012, n° 12LY00722 CAA Versailles, 6e ch., 4 oct. 2012, n° 11VE03458 CAA Douai, 1re ch., 26 juin 2014, n° 14DA00070 CAA Bordeaux, 6e ch., 22 juin 2015, n° 15BX00496 CAA Marseille, 3e ch., 12 mai 2016, n° 15MA02240 CAA Bordeaux, 4e ch., 29 sept. 2016, n° 16BX01250) ; ces circonstances doivent être examinées notamment au regard de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, sans que le préfet puisse se limiter à affirmer que sa décision de rejet n'y porte pas atteinte (CAA Lyon, 6e ch., 9 avr. 2013, n° 12LY02271 CAA Versailles, 6e ch., 7 nov. 2013, n° 12VE04240).
Même si les ressources sont insuffisantes, un refus de regroupement familial peut être
considéré comme illégal, au regard de l'article 8 de la Convention européenne
des droits de l'homme.
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