CCOUR NATIONALE DU DROIT D'ASILE
N° 2500298
14 avril 2025
(5ème section, 2ème chambre)
“1. Aux termes de l'article 1er, A, 2 de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui « craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ».
2. Un groupe social est, au sens de cet article, constitué de personnes partageant un caractère inné, une histoire commune ou une caractéristique essentielle à leur identité et à leur conscience, auxquels il ne peut leur être demandé de renoncer, et une identité propre perçue comme étant différente par la société environnante ou par les institutions. L'appartenance à un tel groupe est un fait social objectif qui ne dépend pas de la manifestation par ses membres, ou, s'ils ne sont pas en mesure de le faire, par leurs proches, de leur appartenance à ce groupe.
3. Il en résulte que, dans une population dans laquelle les mutilations sexuelles féminines et le mariage forcé sont couramment pratiqués au point de constituer une norme sociale, les enfants et les adolescentes non mutilées ainsi que les jeunes filles et les femmes qui entendent se soustraire à un mariage imposé contre leur volonté constituent de ce fait un groupe social. L'appartenance à un tel groupe est un fait social objectif qui ne dépend pas de la manifestation par ses membres de leur appartenance à ce groupe. Il appartient à la personne qui sollicite la reconnaissance de la qualité de réfugiée en se prévalant de son appartenance à un groupe social de fournir l'ensemble des éléments circonstanciés, notamment familiaux, géographiques et sociologiques, relatifs aux risques de persécution qu'elle encourt personnellement. Par ailleurs, la reconnaissance de la qualité de réfugiée peut légalement être refusée, ainsi que le prévoit l'article L. 513-5 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, lorsque l'intéressée peut avoir accès à une protection sur une partie du territoire de son pays d'origine, dans laquelle elle est en mesure, en toute sécurité, de se rendre afin de s'y établir et d'y mener une vie familiale normale.
4. Il ressort des informations publiques disponibles, notamment du rapport du Département d'Etat des Etats-Unis (USDOS) sur la pratique des droits humains en Sierra Léone pour l'année 2022, qu'aucune législation nationale ne prohibe les mutilations sexuelles féminines (MSF) en Sierra-Léone. Dans une publication du 24 août 2022 sur le site ONU Info intitulée <<< La Sierra Leone doit mettre fin à l'impunité pour les mutilations génitales féminines », les experts des Nations unies ont déclaré que « L'absence d'une législation dédiée et applicable qui punit expressément les mutilations génitales féminines entrave notamment les enquêtes judiciaires et les poursuites contre ces pratiques néfastes et des meurtres illégaux ». Les mêmes experts ont mis en cause des « coutumes discriminatoires ancrées dans les normes sociales et les configurations de pouvoir, inévitablement liées au statut et à la place de chacun dans la communauté ». Le rapport précité de l'USDOS reprend les données récoltées à l'occasion d'une Enquête démographique et de santé réalisée en 2019, selon laquelle le taux de prévalence de l'excision est de 21,8% chez les 10-14 ans, de 61% chez les 15-19 ans et de 83 % pour les filles et les femmes âgées de 15 à 49 ans, la mutilation étant le plus couramment pratiquée entre 10 et 14 ans et plus répandue dans les zones rurales que dans les zones urbaines. Comme le rappelle l'organisation non gouvernementale 28 Too Many dans une publication intitulée « FGM in Sierra Leone Key Findings » de septembre 2021, l'excision se caractérise par ailleurs en Sierra Léone par son intégration au sein d'un rite initiatique, pratiqué au sein de sociétés secrètes exclusivement féminines. Une note de l'OFPRA intitulée « Les mutilations sexuelles féminines (Sierra Leone) » publiée le 9 avril 2018 précise encore que celles-ci recouvrent des dénominations variées selon les groupes ethniques, les deux principales étant la société Sande pour l'ethnie Mende et la société Bondo pour l'ethnie Temne. Un article de la BBC News Afrique publié le 7 mai 2023 intitulé <<<< Mutilations génitales féminines en Sierra Leone: Je crois que ma petite amie est morte parce qu'elle a été excisée » rapporte à ce sujet que les mutilations sexuelles féminines sont considérées comme un passage attendu et nécessaire à l'âge adulte et constituent une marque d'appartenance à la communauté. En effet, elles font partie du processus d'initiation de la Société Bondo, célébration au cours de laquelle le rôle traditionnel d'épouse et de mère est confié aux jeunes femmes par les anciens Bondo. La note de l'Office précitée précise par ailleurs que le taux de prévalence est plus important chez les communautés musulmanes et que les MSF sont reconnues comme étant pratiquées par tous les groupes ethniques, hormis les Krios chrétiens. Enfin, dans un article du 26 août 2022 intitulé « Féminisme : en Sierra Leone, le combat des jeunes femmes contre l'excision », le média Courrier international relève que «Les femmes qui refusent l'excision paient un coût social élevé : elles ne sont plus autorisées à se marier selon la coutume, ni à représenter leurs communautés lors d'événements religieux ou culturels, ou encore à siéger au Parlement ». La note de l'OFPRA indique par ailleurs que les non-initiées sont victimes d'un rejet social et familial, sont désignées par la communauté en des termes péjoratifs et exclues d'activités banales. Ainsi, il peut être considéré que l'excision s'apparente, en Sierra Léone, à une norme sociale et que les enfants et femmes non mutilées y constituent un groupe social au sens de la convention de Genève.
5. L'enfant Y, de nationalité sierra-léonaise, née le 25 février 2024 à Angers, soutient, par l'intermédiaire de ses parents et représentants légaux, craindre d'être excisée, en cas de retour dans son pays d'origine, sans pouvoir bénéficier de la protection effective des autorités de son pays. Elle fait valoir que ses parents, d'appartenance communautaire Mandingue, sont originaires de la localité de Baomoi Luma située dans le district de Kambia et le nord-ouest de la Sierra Léone. Ils se sont mariés en janvier 2019. Sa mère a été excisée en 2015, à l'âge de quinze ans, après avoir échappé pendant plusieurs années à cette mutilation qui était organisée par son entourage et sa tante paternelle. La plupart des femmes de sa famille, tant maternelle que paternelle, ont été excisées.
6. Les éléments présentés à l'appui de la demande de l'enfant Y ainsi que les déclarations de ses parents et représentants légaux, lors de l'audience devant la Cour, ont permis de tenir pour établies ses craintes réelles et actuelles d'être excisée en Sierra Leone. En effet, les parents de la requérante ont tenu des propos constants sur l'importance des traditions au sein de leur famille et la prévalence de l'excision dans leur entourage. Deux certificats médicaux du 9 septembre 2024 et du 22 octobre 2024 attestant de l'intégrité physique de l'enfant Y et des stigmates de mutilations sexuelles concernant sa mère sont de nature à corroborer ses craintes d'être excisée en Sierra Léone. En outre, lors de l'audience, les parents de la requérante ont rapporté en des termes convaincants leur impossibilité à s'opposer de manière effective à l'excision de leur fille, compte tenu du traditionalisme de leur famille résidant dans le nord- ouest du pays. Dans ce contexte familial et sociologique, et au vu des déclarations personnalisées de ses parents, il est apparu plausible que l'enfant Y soit exposée à une mutilation sexuelle en cas de retour dans son pays. Ainsi, il résulte de ce qui précède que l'enfant Y craint avec raison, au sens des stipulations précitées de la convention de Genève, d'être persécutée par sa famille en cas de retour dans son pays en raison de son appartenance au groupe social des fillettes sierra léonaises non excisées, sans pouvoir se prévaloir utilement de la protection des autorités. Dès lors, elle est fondée à se prévaloir de la qualité de réfugiée”.
Denis Seguin
Avocat spécialiste en droit des étrangers
Docteur en droit
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