COUR NATIONALE DU DROIT D’ASILE
N° 24014731
19 juillet 2024
(1ère Section, 3ème Chambre)
“Sur la demande d’asile :
1. Aux termes de l’article 1er, A, 2 de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui « craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ».
2. Un groupe social est, au sens de cet article, constitué de personnes partageant un caractère inné, une histoire commune ou une caractéristique essentielle à leur identité et à leur conscience auxquelles il ne peut être demandé de renoncer et une identité propre perçue comme étant différente par la société environnante ou par les institutions. L'appartenance à un tel groupe est un fait social objectif qui ne dépend pas de la manifestation par ses membres, ou, s'ils ne sont pas en mesure de le faire, par leurs proches, de leur appartenance à ce groupe.
3. Dans une population au sein de laquelle le mariage forcé est couramment pratiqué au point de constituer une norme sociale, les jeunes filles et les femmes qui entendent se soustraire à un mariage imposé contre leur volonté constituent de ce fait un groupe social. L’appartenance à un tel groupe est un fait social objectif qui ne dépend pas de la manifestation par ses membres de leur appartenance à ce groupe. Il appartient ainsi à une personne qui sollicite la reconnaissance de la qualité de réfugiée en se prévalant de son appartenance à ce groupe social de fournir l'ensemble des éléments circonstanciés, notamment familiaux, géographiques, sociologiques, relatifs aux risques qu'elle encourt personnellement de manière à permettre à l’OFPRA et, le cas échéant, au juge de l’asile d’apprécier le bien-fondé de sa demande.
4. Il ressort des sources d’information publiques, dont le dernier rapport de mission en Guinée de l’OFPRA et de la Cour, publié en février 2018, que si les dispositions des articles 281, 282 et 283 du code civil guinéen révisé en 2019, reprises à l’article 242 du nouveau code civil, comme celles de l’article 319 du nouveau code pénal, interdisent le mariage forcé en République de Guinée, ce dernier demeure malgré tout une pratique répandue et que le recours à la protection des autorités reste compliqué en raison notamment du coût financier, de la longueur de la procédure et de la stigmatisation à laquelle les victimes s’exposent en s’opposant à une union, considérée comme une affaire familiale et privée. Aussi, selon les dernières données collectées par l’organisation non gouvernementale Girls not Brides, la Guinée a le neuvième taux de prévalence des mariages précoces le plus élevé au monde, malgré leur interdiction officielle : 17 % des filles sont mariées avant 15 ans et 47 % des femmes entre 20 et 24 ans ont été mariées avant 18 ans. En outre, selon le rapport de mission précité de l’OFPRA et de la Cour, les mariages précoces et forcés s’observent sur l’ensemble du territoire, au sein de toutes les communautés ethniques et toutes les confessions religieuses. Par ailleurs, s’il n’existe pas de profil type de jeune fille susceptible d’être donnée en mariage contre son gré, la résidence en zone rurale, une faible scolarisation et la pauvreté du ménage représentent des facteurs significatifs. Dans ces conditions, les femmes qui ont été ou peuvent être victimes d’un mariage imposé et entendent s’y soustraire en République de Guinée constituent un groupe social au sens de la convention de Genève et sont susceptibles d’être exposées de ce fait à des persécutions.
5. Mme S, de nationalité guinéenne, née le 8 janvier 2003, soutient qu’en cas de retour dans son pays d’origine, elle craint d’être exposée à des persécutions ou à une atteinte grave du fait de son père en raison de son appartenance au groupe social des femmes entendant se soustraire à un projet de mariage forcé, et à celui des femmes mutilées risquant d’être ré
excisées, sans pouvoir bénéficier de la protection effective des autorités. Elle fait valoir que d’ethnie soussou et originaire de Conakry, elle a été excisée à l’âge de six ans. Durant son enfance, elle a été victime de mauvais traitements de la part de son père. En 2020, alors qu’elle était âgée de dix-sept ans, son père l’a informée de son souhait de la marier à l’un de ses amis. Grâce à l’intervention de sa mère, son père a accepté d’attendre la majorité de l’intéressée pour organiser cette union. A la même période, son père et ses tantes paternelles ont manifesté leur volonté de ré-exciser l’intéressée, dont ils trouvaient la mutilation partielle. Du fait d’un décès survenu dans sa famille, la date du mariage a été repoussée au 3 novembre 2022. Grâce au soutien de sa mère et de son oncle maternel, et craignant pour sa sécurité, l’intéressée a quitté la Guinée le 20 août 2022 pour rejoindre la France le 4 octobre 2022.
6. Les déclarations précises et personnalisées de Mme S, notamment lors de l’audience, ont permis de tenir pour établis son appartenance au groupe social des femmes s’étant soustraites à un mariage forcé, ainsi que la réalité de ses craintes en cas de retour en Guinée. Exposant avec précision l’environnement familial traditionnaliste dans lequel elle a grandi, l’intéressée a par ailleurs utilement produit un certificat médical du 5 juin 2022 attestant qu’elle a subi une excision. Elle a en outre dépeint en des propos spontanés le profil violent de son père, et la dépendance économique dans lequel il se trouvait à l’égard de l’ami auquel il souhaitait la marier. Aussi, elle a expliqué de manière vraisemblable les circonstances dans lesquelles son père lui a annoncé son futur mariage et les sévices dont elle a été victime après lui avoir manifesté son opposition. Mme S a de plus fourni les éclaircissements attendus concernant le report du mariage, en décrivant avec précision les rites funéraires pratiqués par sa famille après le décès d’un frère de son père. C’est en un discours tout aussi cohérent qu’elle a évoqué le soutien émanant de son oncle maternel résidant à l’étranger, et son départ de Guinée le 20 août 2022. Ainsi, et sans qu’il soit nécessaire de statuer sur les autres moyens du recours, il résulte de ce qui précède que Mme S craint avec raison, au sens des stipulations citées ci-dessus de la convention de Genève, d'être persécutée en cas de retour dans son pays en raison de son appartenance au groupe social des femmes entendant se soustraire à un projet de mariage forcé.
Sur l’application de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991 :
7. Mme S ayant obtenu le bénéfice de l’aide juridictionnelle, son avocat peut se prévaloir des dispositions de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991. Dans les circonstances de l’espèce, et sous réserve que Me Seguin, avocat de Mme S, renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l’État, il y a lieu de mettre à la charge de l’OFPRA la somme de 1200 (mille deux cents) euros à verser au profit de Me Seguin".
Denis Seguin
avocat spécialiste en droit des étrangers
docteur en droit
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