CNDA
N°s24018154 et 24018155
19 juillet 2024
(5ème Section, 4ème Chambre)
"...5. Les déclarations précises de Mme T permettent d’établir la nationalité et la provenance de la ville de Bangui, de la requérante et de sa fille. À cet égard, elle a été en mesure d’apporter des indications suffisamment personnalisées sur les déplacements effectués au sein de la capitale et sur la situation politique y prévalant notamment depuis 2013 et la chute de l’ex-président Bozizé. Elle a, en outre, versé son certificat de nationalité centrafricaine, son acte de naissance ainsi que celui de sa fille qui permettent de corroborer ses dires.............................................................................
10. Pour autant, le bien-fondé des demandes de protection Mme T et l’enfant M, dont la qualité de civiles est établie, doivent également être appréciées au regard de la région de Bangui où elles ont établi le centre de ses intérêts.
11. Il résulte du 3° de l’article L. 512-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile que l’existence d’une menace grave, directe et individuelle contre la vie ou la personne d’un demandeur de la protection subsidiaire n’est pas subordonnée à la condition qu’il rapporte la preuve qu’il est visé spécifiquement en raison d’éléments propres à sa situation personnelle dès lors que le degré de violence généralisée caractérisant le conflit armé atteint un niveau si élevé qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’un civil renvoyé dans le pays ou la région concernés courrait, du seul fait de sa présence sur le territoire, un risque réel de subir ces menaces. Le bénéfice de la protection subsidiaire peut aussi résulter, dans le cas où la région que l’intéressé a vocation à rejoindre ne connaît pas une telle violence, de la circonstance qu’il ne peut s’y rendre sans nécessairement traverser une zone au sein de laquelle le degré de violence résultant de la situation de conflit armé est tel qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé se trouverait exposé, du seul fait de son passage, même temporaire, dans la zone en cause, à une menace grave et individuelle contre sa vie ou sa personne.
12. Il résulte des mêmes dispositions, qui assurent la transposition de l’article 15, sous c), de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection, tel qu’interprété par l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 10 juin 2021, CF, DN c/ Bundesrepublik Deutschland (C-901/19), que la constatation de l’existence d’une telle menace ne saurait être subordonnée à la condition que le rapport entre le nombre de victimes dans la zone concernée et le nombre total d’individus que compte la population de cette zone atteigne un seuil déterminé mais exige une prise en compte globale de toutes les circonstances du cas d’espèce, notamment de celles qui caractérisent la situation du pays d’origine du demandeur, par exemple, outre des critères quantitatifs relatifs au nombre de victimes, l’intensité des affrontements armés, le niveau d’organisation des forces armées en présence, la durée du conflit, l’étendue géographique de la situation de violence, ou l’agression éventuellement intentionnelle contre des civils exercée par les belligérants.
13. En l’espèce, faute de sources spécifiques de l’Agence de l’Union européenne pour l’asile (AUEA) sur la République Centrafricaine (RCA) à la date de la présente décision, il résulte de la résolution 2659 du Conseil de sécurité des Nations unies du 14 novembre 2022 (S/RES/2659) et des sources d’informations pertinentes, toujours actuelles et publiquement disponibles sur la République de Centrafrique, notamment des rapports pluriannuels du Secrétaire général des Nations unies en République Centrafricaine des 13 octobre 2022 (S/2022/762) et 16 février 2023 (S/2023/108), ainsi que du rapport de situation du Bureau de la Coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), établi le 12 avril 2023, que la situation sécuritaire dans le pays demeure caractérisée par des affrontements récurrents entre plusieurs groupes armés. En particulier, le rapport annuel du Département d’État américain sur la situation des droits de l’homme dans le monde, dans le chapitre consacré à la République Centrafricaine pour l’année 2022, publié le 20 mars 2023, et celui de l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch sur la situation en République Centrafricaine, publié le 12 janvier 2023, précisent qu’à la suite de la réélection en 2020, dans un contexte de violence généralisée, du président Faustin-Archange Touadéra, six groupes armés rebelles, dont quatre issus des Séléka et deux issus des anti-Balaka, se sont retirés des accords de paix et ont formé la Coalition des patriotes pour le changement (CPC) présidée par l’ancien prédisent François Bozizé, engendrant une reprise des tensions. Depuis, les affrontements entre l’armée nationale, appuyée des forces de la milice Wagner et des forces rwandaises, et la CPC se poursuivent sur l’ensemble du territoire de la République de Centrafrique. À cet égard, la réforme constitutionnelle qui a été initiée par le gouvernement en juillet 2022 a aggravé la crise politique, accentuant la polarisation dans le pays. Selon le rapport précité du Secrétaire général des Nations unies du 16 février 2023, les groupes armés ont changé de tactiques mais continuent d’attaquer les civils ̶ notamment des gardiens de troupeaux ̶et des villages, des sites miniers, des convois commerciaux ainsi que des humanitaires. Par ailleurs, la Représentante spéciale pour la République centrafricaine et cheffe de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en République Centrafricaine (MINUSCA) a déploré le manque de progrès en matière de droits de l’homme et a noté l’utilisation progressive d’engins explosifs et de drones. Ainsi, la division des droits de l’homme de la MINUSCA, dans sa note trimestrielle, a documenté 1 300 personnes victimes de violations des droits de l’homme au dernier trimestre 2022, soit plus du double par rapport au premier trimestre de 2022. En outre, le rapport précité de l’OCHA indique que la crise humanitaire en RCA continue d’être exacerbée, le nombre de personnes ayant besoin d’assistance humanitaire ayant augmenté de 10% pour 2023. Selon le Haut-commissariat aux réfugiés des Nations unies, au 31 mars 2023, le pays comptait 742 741 réfugiés et 483 074 déplacés internes centrafricains. Si la situation sécuritaire prévalant actuellement en RCA se caractérise par de la violence, celle-ci est cependant marquée par des disparités régionales en termes d’étendue ou de niveau de violence ainsi que d’impact sur les populations civiles. Il y a lieu, en conséquence, de prendre en compte la situation qui prévaut dans la région de provenance du demandeur, Bangui [ou celle où il/elle avait fixé le centre de ses intérêts avant son départ et où il a vocation à se réinstaller en cas de retour] et d’apprécier s’il/elle court, dans cette région ou sur le trajet pour l’atteindre, un risque réel de subir des atteintes graves au sens des dispositions précitées du 3° de l’article L. 512-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
14. S’agissant plus particulièrement de Bangui dont le requérant a démontré être originaire, il ressort des rapports précités du Secrétaire général des Nations unies que bien que l’état de sécurité soit resté relativement calme, la MINUSCA, dont le mandat a été prolongé jusqu’au 15 novembre 2024, a recensé un nombre d’infractions en hausse dans la capitale. Ainsi, 2 615 infractions ont été recensées sur la période allant du 12 octobre 2022 au 15 février 2023, contre 2 583 entre le 15 juin 2022 et le 12 octobre 2022. À cet égard, un couvre-feu est toujours imposé entre 00 h 00 et 05 h 00 du matin. Entre le 7 avril 2022 et le 7 avril 2023, l’Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED) a répertorié sur le territoire de Bangui 26 incidents ayant entraîné treize décès, dont deux affrontements armés et deux utilisations d’engins explosifs à distance, quinze violences contre les civils ayant entraîné douze décès et sept émeutes ayant entraîné un décès. À cet égard, il convient de nuancer ces chiffres qui peuvent être sous-évalués en raison d’une campagne de désinformation ayant cours en République de Centrafrique comme le rapportent plusieurs médias, dont Courrier International dans un article publié le 5 août 2022, et l’Expert indépendant des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme en République de Centrafrique lors de son intervention devant le Conseil des droits de l’homme, le 6 juillet 2022. Dans son rapport du 13 octobre 2022, le Secrétaire général des Nations unies relève que le 22 septembre 2022, dans le quartier du PK5, une opération des forces de défense et de sécurité nationale a blessé 4 civils. Ce même rapport évoque qu’en août 2022, des manifestations à Bangui ont été organisées par le gouvernement et des opposants à la réforme constitutionnelle, celles-ci se sont déroulées pacifiquement. Selon plusieurs articles de presse, dont un article publié par le journal Le Monde, le vendredi 16 décembre 2022, un colis piégé a explosé à Bangui, blessant le chef de la Maison Russe. Enfin, selon le média France 24, des cocktails Molotov ont été jetés sur l’entrepôt d’une brasserie française situé à Bimbo, au sud de Bangui. Il résulte dès lors de l’ensemble de ces éléments que Bangui connaît, à la date de la présente décision, une situation de violence aveugle dont le niveau n’est pas tel qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que chaque civil qui y retourne court, du seul fait de sa présence, un risque réel de menace grave contre sa vie ou sa personne, au sens des dispositions précitées du 3° de l’article L. 512-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
15. Dans ces conditions, il y a lieu de tenir compte de l’existence, le cas échéant, d’un indice sérieux de risque réel pour le requérant de subir des atteintes graves. En l’espèce, il résulte de l’instruction que les requérantes se trouverait en situation d’isolement familial dans la ville de Bangui, l’essentiel de leur famille résidant dans la ville de Bambari. Au regard de leur situation d’isolement et de leur vulnérabilité, notamment du fait des graves sévices que Mme T a subis en 2013, ainsi que de la durée de leur parcours d’exil de cinq années, ou encore de la minorité et du jeune âge de l’enfant T, il y a lieu de considérer que les requérantes se trouveraient davantage exposées en cas de retour dans son pays, à la situation de violence aveugle qui prévaut à Bangui.
16. Ainsi, il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu'elles risquent d’être exposées à des atteintes graves au sens de l’article L. 512-1 3° du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, en cas de retour dans leur pays, sans être en mesure de bénéficier de la protection effective des autorités centrafricaine. Par suite, Mme T et l’enfant M sont fondées à se voir accorder le bénéfice de la protection subsidiaire”.
Denis Seguin
avocat spécialiste en droit des étrangers
docteur en droit
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