mardi 23 avril 2024

Statut de réfugié Opposition à mariage forcé Côte d'Ivoire

 

COUR NATIONALE DU DROIT D’ASILE 

24002156 

  19 avril 2024 


(6ème Section, 2ème Chambre)



"...Sur la demande d’asile

1. Aux termes de l’article 1er, A, 2 de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du  protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute  personne qui « craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa  nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se  trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut  se réclamer de la protection de ce pays ».  

2. Un groupe social est, au sens de cet article, constitué de personnes partageant un  caractère inné, une histoire commune ou une caractéristique essentielle à leur identité et à leur  conscience, auxquels il ne peut leur être demandé de renoncer, et une identité propre perçue  comme étant différente par la société environnante ou par les institutions. L’appartenance à un  tel groupe est un fait social objectif qui ne dépend pas de la manifestation par ses membres, ou,  s’ils ne sont pas en mesure de le faire, par leurs proches, de leur appartenance à ce groupe. 

3. Dans une population au sein de laquelle le mariage forcé est couramment pratiqué  au point de constituer une norme sociale, les jeunes filles et les femmes qui entendent se  soustraire à un mariage imposé contre leur volonté constituent de ce fait un groupe social.  L’appartenance à un tel groupe est un fait social objectif qui ne dépend pas de la manifestation  par ses membres de leur appartenance à ce groupe. Il appartient à la personne qui sollicite la  reconnaissance de la qualité de réfugiée en se prévalant de son appartenance à un groupe social  de fournir l’ensemble des éléments circonstanciés, notamment familiaux, géographiques et  sociologiques, relatifs aux risques de persécution qu’elle encourt personnellement. 

4. Il ressort des sources d’informations publiques disponibles qu’en Côte d’Ivoire, si  l’article 4 de la loi n° 2019-570 du 26 juin 2019 relative au mariage confirme le principe du  consentement des deux époux au mariage et que le mariage forcé, qu’il soit civil, coutumier ou  religieux, est désormais constitutif d’un délit au titre de l’article 439 du nouveau code pénal  ivoirien, alors que sous l’empire de l’article 378 du code pénal, il ne l’était que pour les  personnes âgées de moins de 18 ans forcées d’entrer dans une union coutumière ou religieuse,  le durcissement de la législation relative au mariage forcé en Côte d’Ivoire n’affecte pas la  permanence de ce phénomène. Le rapport de mission de l’OFPRA et de la Cour en Côte d’Ivoire  publié en mai 2013 indique que la pratique perdure notamment au sein des ethnies du Nord du  pays, zone où sont présents les Koulangos, ethnie à laquelle la requérante appartient, et  principalement parmi les communautés musulmanes. Selon le rapport de mission de l’OFPRA  et de la Cour en Côte d’Ivoire de 2019, qui souligne que l’expression mariage forcé s’entend  principalement au sens de mariage précoce en Côte d’Ivoire, où les mariages arrangés constituent la norme, indique que, selon l’« Enquête à indicateurs multiples 2016 - MICS5 », parmi les femmes de 20-49 ans, 8,4% ont été mariées avant quinze ans et 32,1% avant  dix-huit ans. De plus, il ressort du rapport du Commissariat général belge aux réfugiés et aux  apatrides du 25 octobre 2018, intitulé « COI Focus. Côte d’Ivoire. Le mariage forcé », toujours  d’actualité, que les unions imposées sont rarement dénoncées aux autorités car « porter un tel  différend familial devant une institution judiciaire peut s’avérer long, coûteux et délicat pour  l’équilibre de la famille », et, par conséquent, que « [les dénonciations] qui aboutissent à une  décision judiciaire sont exceptionnelles ». Cette note ajoute que les femmes qui refusent un  mariage forcé risquent d’être rejetées par leur famille ou leur communauté. Dès lors, les femmes  ivoiriennes qui refusent de se soumettre à un mariage imposé contre leur volonté ou tentent de  s’y soustraire constituent un groupe social au sens des stipulations de la convention de Genève  et sont susceptibles d’être exposées de ce fait à des persécutions. 5. Mme O, de nationalité ivoirienne, née le 5 mars 1995, soutient qu’avec son fils mineur Ibrahim O, né le 11 novembre 2021, elle craint, en cas de retour  dans son pays, d’être persécutée ou risque d’être exposée à une atteinte grave du fait de sa  famille et de son époux en raison de son appartenance au groupe social des jeunes filles et des  femmes qui se sont soustraites à un mariage imposé dans une population au sein de laquelle le  mariage forcé est couramment pratiqué au point de constituer une norme sociale, sans pouvoir  bénéficier de la protection effective des autorités. Elle fait valoir qu’elle est musulmane, originaire de Daloa et qu’elle appartient à l’ethnie koulango. A l’âge de 14 ans, elle a été mariée  de force, par son père, à un homme de quarante ans et a été contrainte de renoncer à ses études. 

Après son mariage, elle a vécu à Abidjan, pendant trois mois, puis elle est tombée enceinte. Elle  a déménagé avec son époux à Daloa où elle a accouché d’une fille en décembre 2010. Elle a  subi de mauvais traitements de la part de son époux et a déposé plainte à la police en vain. En  2012, son époux a quitté le domicile conjugal avec leur fille à la suite d’une violente altercation  au sujet du projet d’excision de cette dernière auquel elle était opposée. Elle s’est alors enfuie  à Bouaké, chez une amie, où elle est restée quatre ans. Elle a repris ses études grâce à la mère  de son amie qui a payé ses frais de scolarité. Au cours d’une conversation téléphonique avec sa  sœur, elle a appris par son époux, qui était présent aux côté de cette dernière, qu’il la recherchait  pour la tuer. Elle a quitté la Côte d'Ivoire, le 13 novembre 2016, grâce à l’aide financière de la  mère de son amie. Elle s’est rendue au Mali où elle a rencontré le père de ses deux fils, ivoirien  originaire dOdienné. Son fils aîné est né en Libye en janvier 2018. Elle a appris l'excision de  sa fille. En 2020, sa famille a rompu tout contact avec elle après l’annonce de la naissance de  son fils. Elle a quitté la Libye en août 2021 pour l’Italie 2021. Son second fils est né en Italie le  11 novembre 2021. Elle est arrivée en France avec ses deux fils le 18 juillet 2023.  

6. Les déclarations circonstanciées et personnalisées de Mme O permettent  d’établir les circonstances ayant prévalu à son départ de Côte d’Ivoire. Elle a dépeint en des  termes personnalisés son environnement familial en revenant sur l’importance des traditions  dans sa famille en précisant, notamment, que toutes les femmes de la famille avaient été  soumises à un mariage forcé. La requérante a livré des explications concrètes et cohérentes sur  le contexte dans lequel elle avait appris, à l’âge de quatorze ans, sa future union avec un voisin  de vingt-cinq ans son aîné, en fournissant à l'audience des précisions sur le déroulement de la  cérémonie de son mariage. Les circonstances de son départ à Daloa ont été rapportées de façon  circonstanciée et personnalisée ainsi que les violences conjugales qu’elle a subies à compter de  son arrivée dans cette localité en raison de son refus d’avoir des relations intimes avec son  époux. Ses demandes d’aide à sa famille, de même que son dépôt de plainte à la police restées sans suite ont, en outre, fait l’objet d’un récit étayé. Elle est revenue en termes consistants sur  les circonstances de sa fuite à Bouaké, à la suite d’une altercation violente avec son époux au sujet de l’excision de sa fille au cours de laquelle elle a été blessée, et sur les conditions dans  lesquelles elle avait été recueillie, puis hébergée, pendant quatre ans par la mère d’une amie. Ses déclarations se sont, en outre, révélées spontanées et étayées sur la façon dont elle avait  appris, au cours d’une conversation téléphonique avec sa sœur, que son époux la cherchait pour  la tuer. C’est également par un récit empreint de vécu qu’elle a relaté les circonstances dans  lesquelles sa famille avait rompu tout contact avec elle, à l’exception de sa sœur, à la suite de  la naissance de son fils aîné en 2018 puis qu’elle avait appris l’excision de sa fille. Ainsi,  Mme O craint avec raison, au sens de l’article 1er, A, 2 de la convention de Genève,  d'être persécutée, en cas de retour dans son pays, du fait de sa famille et de son époux en raison  de son appartenance au groupe social des jeunes filles et des femmes qui se sont soustraites à  un mariage imposé dans une population au sein de laquelle le mariage forcé est couramment  pratiqué au point de constituer une norme sociale, en l’absence de toute protection crédible des  autorités. Dès lors, Mme O et l’enfant Ibrahim O, dont le cas est  indissociable de celui de sa mère, sont fondés à se prévaloir de la qualité de réfugié. 

Sur l’application de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991

7. Mme O ayant obtenu le bénéfice de l’aide juridictionnelle, son  avocat peut se prévaloir des dispositions de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991. Dans les  circonstances de l’espèce, et sous réserve que Me Seguin renonce à percevoir la somme  correspondant à la part contributive de l’État, il y a lieu de mettre à la charge de l’OFPRA la 

somme de 1200 (mille deux cents) euros à verser à Me Seguin...." 






Denis SEGUIN

Avocat

Spécialiste en droit des étrangers

Docteur en droit



Statut de réfugié Opposition à mariage forcé Côte d'Ivoire

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